Okinawa n’a pas été pour moi une carte postale. Et c’est plutôt normal puisque les cartes postales n’existent pas (a part si on décide de les faire exister, occultant donc tout un pan du réel). Elles sont des raccourcis esthétiques et idéalisés, souvent digitalement figés, qui génèrent des attentes que la réalité ne pourra que trahir. Allez paf le type fait état de tout son optimisme ! Vous vous dites, ça commence bien … Et c’est que le début :-).
Okinawa n’est ni l’enfer, ni le paradis. Comme toujours. C’est un paysage surprenant, une atmosphère ambivalente, un carrefour d’histoires (volontairement) oubliées, un laboratoire néocolonial à ciel ouvert, un décor de guerre et de plaies encore béantes, symbole martyr d’un côté très obscur du Japon.
Comme d’habitude, ce que je propose ici n’est pas un récit de voyage au sens classique du terme, il y en a déjà bien assez. Et je n’aurais ni la prétention, ni l’outrecuidance de croire que mes expériences méritent de se transformer en conseils. Je n’ai pas envie d’être celui qui vous précipite dans le gouffre de l’attente et la chute qui l’accompagne. Ce que je vous livre, c’est plutôt un relevé d’atmosphère, subjectif et forcément biaisée, ni vraie ni faux, parce que vue à travers mon prisme.
Donner des conseils sur “quoi faire”, “où aller”, c’est à mon sens une entreprise vaine, voire arrogante. Parce que ça relève d’une infinité d’impondérables, votre humeur, vos rencontres, le contexte, l’instant. Ce genre de conseil risque surtout de vous éloigner de vous-même et de vous mettre dans une posture d’attente passive.
C’est toujours salutaire, je crois, d’aller un peu plus loin que ce que la quête de son propre bien-être nous fait croire. Parce que cette quête, aussi sincère soit-elle, mène souvent à la corroboration. À la confirmation de ce qu’on voulait déjà entendre et de ce qu’on était venu chercher. Et donc, parfois, à une forme de malhonnêteté intellectuelle, par “occultation volontaire ou par méconnaissance”. Une appellation qui devrait pouvoir figurer dans un chef d’accusation, au même titre que “abus de biens sociaux”, “vol en réunion” ou “faux et usage de faux” (ahah, les chefs d’accusations paraissent bien plus intelligents et évolués que ceux qui les commettent). Malheureusement (ou heureusement ?), la froideur prosaïque de l’Histoire me semble souvent être une meilleure grille de lecture. Alors, Okinawa…
Bon, je vais commencer en mettant directement les pieds dans le plat. Pas de faux suspense. Ce qui a le plus retenu l’attention de ceux qui me suivent sur Instagram, c’est le moment où j’ai évoqué les liens idéologiques entre le Japon et le régime nazi. Je ne pensais pas que ça allait générer autant de réactions, parce que je pensais que c’était de notoriété publique … Il s’agit ici d’idéologie au sens strict. Pas simplement d’alliances militaires ou d’opportunisme géopolitique et contextuel comme chez Mussolini. Non, le Japon impérial a été le seul véritable allié idéologique d’Hitler, partageant avec le nazisme une obsession profonde pour la hiérarchie raciale, la pureté ethnique, la grandeur de la nation et le mythe d’un peuple élu.
Ce qu’on sait peu, et qu’on dit encore moins, c’est que la théorie de la “race Yamato” au Japon précède historiquement la théorie aryenne nazie. Ce n’est pas une copie tardive. C’est une doctrine enracinée dans le nationalisme impérial japonais, fondée sur l’idée que les Japonais “de souche” descendent d’un peuple supérieur, uni par le sang, l’empereur et la mission divine.
Et dans cette logique raciale, les Okinawaiens (comme les autres peuples colonisés) ont toujours fait figure de corps étranger, à éliminer.
Nazi, before it was cool
Avant de devenir la “préfecture d’Okinawa”, l’archipel formait le Royaume des Ryukyu, un État souverain, tourné vers la Chine autant que vers le Japon, avec une culture, une langue, une architecture et une hiérarchie qui lui étaient propres. Ce royaume a été annexé de force par le Japon à la fin du XIXe siècle, dans un processus de colonisation, qu’on n’ose pas toujours nommer ainsi. Mais s’en est une, à tous les niveaux.
On a imposé aux Ryukyuans la langue japonaise, les noms japonais, l’école japonaise. On leur a inculqué l’histoire japonaise comme unique récit. On leur a martelé qu’ils devaient cesser d’être “autres” pour pouvoir entrer dans l’histoire du grand empire. C’est ce que certains chercheurs appellent la “japonisation forcée”, une entreprise d’effacement culturel, de déconstruction identitaire, doublée d’un racisme structurel très clair.
Et puisqu’on parle d’empire, rappelons que le Japon fut l’une des plus grandes puissances coloniales d’Asie. Violente, sanglante, souvent passée sous silence. De la Mandchourie (avec une grande partie de la Chine actuelle) à la Corée, en passant par Taïwan, les Philippines ou l’Indonésie, le Japon a semé des champs entiers d’horreur impérialiste, avec une violence qui n’a rien à envier à celle des puissances européennes.
Quand la Seconde Guerre mondiale est arrivée, Okinawa “a pris tarif” (comme on disait à l’époque où on envoyait encore des wizz sur msn messenger). Feu d’artifice. Bouquet final. Merci d’être venus. Plus de 150 000 morts (soit plus d’un tiers de la population), civils pour la plupart. Officiellement, il fallait ralentir l’avancée des troupes américaines pour retarder l’invasion du Japon continental. Okinawa, c’était la porte d’entrée et ça a servi de bouclier humain. Mais cette guerre a aussi permis une remise à zéro, une purge. Une pierre, deux coups … Retarder l’ennemi, tout en “nettoyant” l’intérieur.
Mais ce que l’on évoque encore moins, ce sont les politiques de suicide collectif, organisées, encouragées, parfois carrément ordonnées par l’armée japonaise elle-même. Distribution de grenades à des familles entières, pour éviter qu’elles ne soient “capturées” par les Américains, sur fond de propagande (les autorités martelaient que les soldats de l’oncle Sam torturaient, violaient et massacraient systématiquement les prisonniers, une narration infondée mais diffusée à grande échelle pour inciter à la soumission totale et/ou au suicide) et de chantage au déshonneur.
Ces “gestes de sacrifice patriotique” ont été majoritairement réservés aux Okinawaiens. Le Japon impérial, sur Okinawa, a fait ce que le IIIe Reich rêvait d’appliquer à l’Est de l’Europe. Et ça, ce n’est pas du fantasme. Ce n’est pas une lubie. C’est documenté, enseigné dans certaines facs japonaises, mais rarement mis sur la table à l’international. Parce que ça dérange. Ça ne correspond pas vraiment au Japon de Squeezie et Pikachu.
Et si j’étais un paillasson humain, je poserais la question comme certains individus le font si bien, “Donc tu soutiens un pays qui a filé des grenades à des gosses pour qu’ils se suicident ? Sérieusement ? Mais qui êtes-vous ?”. Avec une tête abominable, les yeux écarquillés comme pour vous tenir en faction, la bouche un peu ouverte et le visage tremblant. Dans un mélange de jouissance morale et de supériorité.
Vous connaissez ces gauchistes endoctrinés jusqu’à l’os, ces individus minables qui ne trouvent d’apaisement que dans la destruction, comme pour se rappeler que leur existence n’est qu’un champ de ruines ravagé par leur propre veulerie. Aveuglés par leur besoin vital d’être dans le “bon camp” sans fournir aucun effort et sans que leur posture ne leur demande aucun sacrifice. Mais ils s’y accrochent comme à une bouée de sauvetage idéologique, sans quoi leur vie ne vaudrait plus rien, puisqu’ils se sont effacés à son profit, justifiant tout par des causes extérieures et/ou structurelles, comme ils font porter aux autres le poids de leur propre échec existentiel. Cherchant la prochaine cause à défendre validée par la doxa et Greta Thunberg, dans une posture de suivisme attentiste.
Ce qui me désole, ce n’est même plus leur idéologie. J’éprouve une vraie pitié pour ces gauchistes français, champions toutes catégories d’un progressisme suicidaire, bien loin devant tous leurs concurrents internationaux. Ils sont pulvérisés par une idéologie mondialiste qui n’a plus rien de “gauche” sinon le nom. Ce n’est plus une pensée, c’est un crime contre l’humanité pour aboutir à une uniformisation identitaire et culturelle voulue par les élites mondialistes et dont ils sont les idiots utiles, les marches pieds. Un simple voyage suffirait peut-être à les faire percuter le mur du réel. Ils découvriraient alors que personne ailleurs ne pousse avec autant de volonté le renoncement à soi, à son histoire, à ses fondements. Ils se disent “no borders” mais passent leurs journées à évoquer la Palestine (Greta est d’ailleurs passée de la Palestine à la Gay Pride de Budapest, l’agenda des causes validées est bien rempli). La terre serait à tout le monde, mais surtout à certains. Et dans cette passion sélective, aucun mot pour l’Arménie, pour les chrétiens persécutés, pour le Liban ou pour les génocides silencieux. Leur combat est celui de l’effacement. Pas celui du mal. Celui d’eux-mêmes. Ils s’imaginent sauver le monde alors qu’ils n’ont même plus la décence de défendre ce qui les a fait naître. Et c’est là que le paradoxe devient risible, à force de se battre contre eux-mêmes, ils préparent le terrain pour ceux qui les balaieront sans même les regarder.
La repentance est un privilège occidental
Trêve d’anti-gauchismerie, car à Okinawa et au Japon ça ne s’est pas arrêté là. En 1948, le Japon a adopté une loi de protection eugénique. Elle autorisait officiellement la stérilisation forcée de personnes handicapées, déficientes mentales, ou jugées “inaptes” à la reproduction. Le tout “dans l’intérêt de la société”. Ça a duré jusqu’en 1996. Des milliers de jeunes, parfois mineurs, parfois sans consentement (certains consentaient sous la pression), stérilisés pour ne pas souiller la lignée nationale. Ah c’est “Nazi friendly”, sur instagram Goebbles aurait partagé la publication avec des émojis enjoués.
Alors oui, quand j’entends certains bienpensants d’Europe brandir le Japon comme un modèle “équilibré”, “zen”, “sage”, alors qu’ils hurlent au fascisme dès qu’on évoque le mot “identité” ou “nation”. Mais donc un pays qui a bâti sa modernité sur une épuration identitaire et ethnique, une obsession raciale, des suicides collectifs, des stérilisations forcées jusqu’aux années 90, ça, “c’est OK ?”. C’est une safe place ?
S’intéresser à l’Histoire sans œillère, sans filtre idéologique ni mémoire sélective, permet de constater une chose simple, les gauchistes occidentaux ont une obsession quasi pathologique pour la culpabilité française et européenne, comme si le monde entier n’avait jamais été traversé par les mêmes dynamiques de prédation, d’expansion, de domination.
Or, l’Histoire mondiale, dans sa grande brutalité, montre une réalité universelle, celle de l’impérialisme généralisé, de l’esclavage systémique, de la colonisation sans frontière géographique ni morale. Les civilisations ont toutes, à un moment donné, conquis, soumis, exploité. Et à ce jeu-là, la France, ou même l’Occident en général, sont loin d’être les plus violents ou les plus durables. Mais voilà, on n’exige pas la même repentance de tout le monde. Certains semblent avoir hérité d’un permis de tuer historique, d’un passe-droit moral, comme si leurs crimes ne comptaient pas, comme si leur histoire n’était qu’une longue souffrance subie, jamais infligée. Ce n’est pas seulement une erreur historique. C’est un choix idéologique. Et c’est cette asymétrie dans la mémoire, cette indignation à géométrie variable, cette volonté permanente d’auto-flagellation à sens unique, qui rend le débat toxique, creux, et profondément malhonnête.
Le Japon impérial a institué des pratiques assimilables à une forme moderne d’esclavage, peu reconnues comme telles aujourd’hui. Le cas le plus emblématique reste celui des « femmes de réconfort », des dizaines de milliers de femmes, majoritairement coréennes, chinoises, philippines, ou indonésiennes, enlevées ou recrutées de force pour servir dans des bordels militaires pendant la guerre. Une organisation systémique, validée par l’État-major japonais, qui les réduisait à une fonction sexuelle pour l’armée, dans des conditions de violence extrême et de détention prolongée. Une institution de l’esclavage sexuel parfaitement logistique, niée ou minimisée encore aujourd’hui. Mais cette logique d’exploitation ne s’arrêtait pas là. Dans les territoires conquis l’empire a aussi mis en place des systèmes de travail forcé, faisant travailler sous la contrainte des civils et des prisonniers dans des mines, des usines ou pour la construction d’infrastructures militaires (comme la tristement célèbre ligne de chemin de fer entre la Thaïlande et la Birmanie). Ce traitement différencié des corps, selon leur origine, leur classe ou leur sexe, faisait écho à l’idéologie raciale assumée évoquée plus haut dans cet article, structurée autour de la pureté Yamato, qui justifiait à la fois l’exploitation, l’humiliation et l’effacement de ceux considérés comme inférieurs ou périphériques.
On va continuer avec l’esclavage en terre d’islam, aboli officiellement bien après celui de l’Occident, qui a perduré sous d’autres formes. À La Mecque, le marché aux esclaves n’a été fermé qu’en 1962 (Michel Drucker avait 20 ans), sous la pression internationale, notamment de l’Égypte nassérienne. La charia n’a jamais clairement condamné l’esclavage. Elle en encadre plutôt les modalités, entre acquisition, vente, héritage et affranchissement individuel. Ce flou juridique a empêché toute abolition franche, notamment dans des pays comme la Mauritanie, où l’esclavage est toujours une réalité sociale, malgré plusieurs abolitions officielles (notamment 1905, 1981, 2007). Et ce, au nom d’un droit islamique sunnite structurant, dans une société encore tribale et inégalitaire. En Afrique subsaharienne, la traite négrière arabo-musulmane, commencée au VIIe siècle, a duré plus de 13 siècles (quand le fameux commerce triangulaire a duré environ 3 siècles). Les esclaves étaient achetés via des razzias, ou capturés dans des conflits. Certains royaumes africains comme le Dahomey (sud de l’actuel Bénin) ont même bâti leur puissance sur ce commerce, vendant des captifs à des marchands européens… ou à d’autres Africains.
Aujourd’hui encore, l’esclavage se perpétue sous d’autres formes. Dans la suite de ce voyage, après Okinawa, à Hong Kong, j’ai vu de mes propres yeux une forme abominable d’esclavage moderne. Les domestiques philippines ou indonésiennes, sous couvert de contrats de travail légaux (c’est encadré), vivent dans des conditions indignes, privées de jours de repos, dormant parfois dans des couloirs ou dans des placards (ou ce qu’on appelle les coffin cubicle), surveillées, exploitées, dans une indifférence générale absolument glaçante. Une servitude contemporaine, documentée, visible, normalisée tolérée, parfois même défendue, au nom de la tradition ou de la nécessité. Et là encore, pas de tribunal mémoriel, pas d’associations en boucle sur les plateaux, pas d’intellectuels en transe pour dénoncer cette violence systémique. Parce que ça ne colle pas avec la bonne cible.
Alors oui, on exige de la France une repentance illimitée, sans prescription, sans nuance, sans contextualisation. Mais personne ne demande des comptes aux sociétés qui ont pratiqué l’esclavage plus longtemps, plus brutalement, ou qui en gardent encore les traces structurelles aujourd’hui. Le véritable ethnocentrisme, c’est peut-être celui qui consiste à croire que seule l’Occident a des comptes à rendre. Et à ignorer que dans bien des régions du monde, l’esclavage a été “légalisé”, sacralisé, codifié non pas aboli par morale, mais recyclé sous des formes acceptables, au nom de la religion, du clan ou du silence diplomatique.
Le 9.3 avec des poissons clowns
Bref, cela étant dit, un autre point majeur qui m’a franchement interpellé, et dont on parle étonnamment peu, c’est la mocheté de l’île (qui n’est pas la première chose qui vient sur google image). Ou plutôt de l’archipel. En tout cas, dès qu’on sort de la mer pour poser le pied sur le béton, on a l’impression d’atterrir dans une cité HLM tropicale. Naha, la capitale, est une succession de blocs grisâtres, sans âme, sans ligne directrice, sans cohérence architecturale. On sent que tout a été reconstruit dans l’urgence, après les destructions massives de la Seconde Guerre mondiale. Et surtout, on sent que la priorité a été mise sur le fonctionnel. À ça s’ajoute l’explosion touristique récente. Il a fallu construire vite, loger, empiler, servir. Résultat, un urbanisme utilitaire, sans harmonie, sans identité. Ce qu’on retrouve d’ailleurs dans une grande partie de l’Asie, mais ici c’est d’autant plus frappant qu’on s’attend à une île “paradisiaque”. Le contraste entre les clichés qu’on nous vend et la réalité sur place est saisissant.
Et pourtant… à quelques kilomètres à peine de ces cubes de béton, sous l’eau, c’est une autre planète. Les fonds marins du Parc national des îles Kerama sont absolument stupéfiants. Là, pas besoin d’effets de style, coraux vivants, tortues, poissons multicolores, eaux cristallines, le tout avec assez peu de touristes. À Okinawa, même à deux mètres du bord, masque et tuba suffisent pour plonger dans un fond d’écran Windows. C’est une nature encore relativement préservée, en partie grâce à la discipline japonaise, au respect des règles sur place, mais aussi parce que ce n’est pas facile d’accès, donc la masse ne vient pas.
Mais même là, le béton nous rattrape dès qu’on revient à la surface. Sur certaines portions, les îles du parc, comme Zamami ou Tokashiki, affichent encore les stigmates visuels d’une urbanisation sans charme, faite de structures disgracieuses, grises, mal intégrées. Pourtant, la nature laissée libre, brute, foisonnante, reprend vite le dessus. Une bonne partie de ces îles reste inhabitée, ou à peine touchée, presque vierge. Des sentiers étroits s’enfoncent dans une végétation dense, des observatoires sont disséminés ici et là. Par moments, on se sent presque comme un premier explorateur, seul au milieu d’une jungle intacte, avec la mer en contrebas et les cris des oiseaux pour seule bande-son. La nature, quand on lui fout la paix, rattrape les erreurs humaines. Et elle le fait avec une élégance que nos murs de parpaing ne connaîtront jamais.
Le syndrome de Stockholm
Et au milieu de tout ça, une présence américaine omniprésente, presque déroutante. Des bases militaires aux proportions absurdes, des McDonald’s, des Starbucks, des chaînes de convenience stores à l’américaine dans chaque recoin (Lawson, Seven Eleven, Family Mart …). Le paysage est saturé d’Amérique. Une admiration qui sent la reddition symbolique. Il n’est même plus nécessaire que le drapeau américain flotte sur les bâtiments tant il est dans les têtes. Dans les goûts, dans les habitudes de consommation, dans l’urbanisme, dans la langue, dans les codes. C’est le syndrome de Stockholm (d’ailleurs Clark Olofsson qui a fait naître cette expression vient de mourir) ! Entre rejet discret et adoration implicite, c’est à l’image de l’archipel tout entier, contradictoire, fracturé, insaisissable.
Bien que ne représentant qu’une infime partie du territoire japonais, Okinawa accueille aujourd’hui plus de 70 % des bases militaires américaines implantées au Japon. Une concentration sans équivalent dans le monde. Les habitants de l’île vivent au rythme des avions de chasse, des héliports, des entraînements de troupes, des incidents aériens et des accidents inévitables. Des manifestations régulières ont lieu, mais elles peinent à peser face aux accords bilatéraux entre Tokyo et Washington.
Ce trop-plein de présence militaire alimente aussi les tensions régionales. La Chine, notamment, perçoit Okinawa comme un véritable bras armé américain, un poste avancé menaçant en mer de Chine orientale. Pékin dénonce régulièrement cette militarisation et voit dans l’île un symbole de la vassalisation géostratégique du Japon, aligné sur les priorités de Washington. Dans ce contexte, le gouvernement japonais a même récemment élaboré un plan d’évacuation des civils d’Okinawa, en cas d’escalade militaire ou de conflit régional. Un fait rarissime dans une démocratie moderne, qui en dit long sur la fragilité stratégique de ce territoire.
Et puisqu’on parle de contrastes, parlons-en franchement. On nous vend très souvent Okinawa comme “l’île des centenaires”, ce havre de longévité, ce laboratoire du bien-vivre, ce petit miracle humain sous climat tropical. Alors certes, ça fait joli sur une brochure ou un docu Netflix. Mais vivre cent ans dans un décor de blocs en béton et d’écrans publicitaires, très peu pour moi. Et surtout, ça sent un peu l’argument marketing. Le fameux village d’Ogimi, érigé en haut-lieu de la longévité mondiale, est aujourd’hui une destination touristique à part entière, avec des structures dédiées, des circuits balisés, des prix plus élevés qu’ailleurs. Il y a là une mise en scène évidente, une tentative de rentabilisation du mythe. Et forcément, ça soulève des questions … Quelle part de vérité ? Quelle part de storytelling ? Est-ce vraiment si généralisé ? Ou est-ce, encore une fois, un micro-phénomène érigé en emblème ?
Pas 30 millions d’amis
C’est dans le petit musée local de Nago, ville du nord de l’île principale, que j’ai ressenti un autre choc. Il y a beaucoup de choses dédiées à la chasse à la baleine et aux dauphins (et oui, Flipper le dauphin se serait fait décalquer là-bas), avec une esthétique de musée d’histoire naturelle version 1970, mais teintée d’une nostalgie presque affective. Ça ressemble à une reconstitution d’un âge d’or disparu… sauf qu’il n’est pas si disparu que ça. On m’a confirmé que la chasse à la baleine continue, à hauteur d’une centaine de prises par an, même si la consommation semble marginale. On m’a aussi expliqué que la viande est grasse, peu digeste, parfois porteuse de métaux lourds, et pas vraiment appréciée au goût. Alors pourquoi continuer ? Tradition ? Fierté ? Inertie culturelle ? Nationalisme alimentaire ? Là aussi, on est dans un flou étrange entre pratique désuète et totem identitaire.
Et ce rapport particulier à l’animal ne s’arrête pas là. Dans les zoos ou les aquariums du pays, on retrouve une vision très utilitaire, très “spectacle”, de l’animal. Il y a quelque chose d’étrangement proche de ce qu’on observe en Chine sur ces sujets, à savoir une absence quasi totale de débat autour du bien-être animal. Pas vraiment de prise de conscience, encore moins de remise en question. Quant à la soupe de tortue ou autres “délices” du patrimoine culinaire, ils existent encore, plus en tant que symboles que comme consommation de masse certes.
Mais peut-on vraiment juger ces pratiques avec nos seuls filtres moraux ? Je ne sais pas. Je ne pense pas. Je ne suis même pas sûr que ce soit souhaitable. Car au fond, toute culture porte ses angles morts, ses violences ritualisées, ses traditions qui résistent à la modernité. La vraie question, peut-être, c’est pourquoi certains pays peuvent les préserver sans jamais être inquiétés, ni remis en cause. Là encore, étonnamment, pas un mot dans les discours vertueux qu’on entend habituellement. Pas un mot chez ceux qui dénoncent tout sauf ce qui les dérange. Ceux qui hurlent au scandale dès qu’un pays d’Europe prend une mesure souveraine, mais qui trouvent des excuses infinies à tout ce qui se passe ailleurs, sous prétexte “d’autre culture”. Le Japon est devenu l’exception qu’on n’ose pas critiquer. Peut-être parce qu’il fascine trop. Peut-être parce qu’il est trop “propre”, trop poli, trop silencieux pour qu’on ose l’attaquer. Mais le silence, justement, est peut-être son plus grand camouflage.
Encore une fois … Politesse ou normalité ?
À la surprise générale, à Okinawa, personne ne hurle “Wallah” dans les bus. Personne ne balance du rap saturé dans son enceinte JBL comme une déclaration de guerre au wagon entier. Pas de pieds sur les sièges, pas de tags sur les murs, pas de tension permanente dans les regards. Il n’y a pas ce climat d’affrontement larvé, d’hostilité flottante qu’on respire trop souvent dans les transports en commun en France. Et pourtant, Okinawa est une société fracturée, on l’a dit. Mais il n’y a pas ce chaos sociétal. Il n’y a pas cette haine du pays, ce mépris de l’espace commun, cette volonté de s’imposer par la nuisance. Parce que oui, chez nous, ces comportements ne sont pas que du bruit. Ils sont des préludes. Une manière de marquer un territoire, de poser un rapport de force, de tester les limites. Et quiconque s’avise de relever la tête, de demander le minimum “baissez un peu le son”, prend le risque du coup, de l’humiliation, du lynchage. Ce n’est pas simplement de l’individualisme. C’est de la prédation. C’est une guerre symbolique permanente.
Un peu comme en Corée du Sud, dont j’ai déjà parlé ailleurs, le Japon, et Okinawa en particulier, cultive une politesse de l’effacement, cette forme de respect structurel, profondément ancrée, fonctionnelle plus qu’émotionnelle, qui ne dit pas forcément grand-chose des individus mais qui permet à la société de tourner sans heurts. Même si, dans l’ensemble, les individus m’ont semblé beaucoup plus occidentalisés qu’en Corée, avec ce que cela suppose parfois de rapports plus transactionnels et de comportements plus individualistes. Il y a moins cette générosité spontanée, presque naïve, qu’on peut ressentir en Corée, moins cette chaleur immédiate, un peu insouciante, sans arrière-pensée. J’ai parfois perçu, à Okinawa, des tentatives discrètes d’arnaque ou de manipulation, qui, sans être systématiques, témoignent d’une relation à l’autre un peu plus intéressée.
Comme la Corée, le Japon a compris quelque chose de fondamental, c’est que le vivre-ensemble ne commence pas par des grandes théories ou des hashtags, mais par le maintien, la retenue, la discrétion, le souci de ne pas déranger autrui. Et cela est rendu possible par un élément qu’on oublie trop souvent, il s’agit de l’homogénéité culturelle et identitaire. Voilà le dénominateur commun, toujours. Le fil rouge des sociétés fonctionnelles, où le respect est automatique, où la violence n’est pas omniprésente, où l’espace public n’est pas un terrain de confrontation permanent. Partout, sans exception, l’harmonie repose sur une forme d’uniformité. Ce n’est pas une opinion, c’est un constat.
Et pourtant. Et pourtant, j’ai été extrêmement bien reçu. J’ai traversé une bonne partie de l’île en auto-stop, et à chaque fois, ça a été des rencontres, des sourires, des gestes gratuits, des conversations improbables. C’est ce que j’appelle l’ouverture par le quotidien. J’apprécie cette capacité qu’ont certains peuples à ne pas laisser leur histoire récente devenir un poids transmissible. À ne pas faire porter leurs plaies sur les autres. Parce que oui, Okinawa est un territoire fracturé. Comme on l’a vu, occupé jusqu’aux années 70 par l’armée américaine. Encore aujourd’hui rempli de bases militaires. Et pourtant, on ne ressent pas ce clivage en surface. Il n’y a pas de tensions visibles, pas de colère flottante. Pas de regards en coin. Pas de ressentiment palpable. Alors est-ce que ça existe ? Est-ce que c’est juste bien enfoui, bien réprimé, bien caché ? Ou est-ce moi qui, avec mon prisme de Français pétri d’histoire, projette mes schémas sur une société qui fonctionne autrement ? Peut-être que je me trompe. Peut-être que mon regard est biaisé, idéologique, franco-centré. Mais en tout cas, mon expérience a été douce. Presque trop douce pour un lieu aussi violent dans son passé. Une atmosphère détendue, flottante, paradoxale.
Végéta-vraiment-rien
Enfin, je ne vais pas m’étendre ici sur le sujet du végétarisme, parce que j’en ai déjà longuement parlé dans mon article sur la Corée, mais le Japon rend la vie très difficile aux végétariens, et ce, encore plus que la Corée. C’est un fait. Il y a une forme presque de fétichisme autour de la bonite, ce petit thon séché, râpé, fumé, pulvérisé, réduit en copeaux ou en poudre, qui finit littéralement partout : dans les nouilles, dans les légumes, dans les sauces, sur les plats déjà cuits… Même ce qui semble “sûr” pour un végétarien ne l’est que très rarement.
Il faut aussi se méfier des dashi, ces bouillons omniprésents. Un tofu peut avoir cuit dans un jus de porc. Des algues peuvent avoir mijoté dans un fond de thon. Il faut être vigilant, ou flexible. Ou les deux. Ou accepter de mourir nu sur un trottoir.
Mais en réalité, j’étais aussi très content que ce ne soit pas adapté. Parce qu’un pays n’a pas à se tordre dans tous les sens pour convenir à une exception. Ce n’est pas à lui de s’ajuster, c’est à moi de faire un effort, de trouver des marges, des alternatives. Et c’est ce que j’ai essayé de faire. Pas dans la revendication, ni dans la plainte (parfois quand même), mais dans l’adaptation. Parce que c’est aussi ça, voyager, ne pas attendre que tout vous ressemble, mais composer avec ce qui vous résiste (parfois dans l’énervement, certes, je le concède ahah).
Et puisqu’on parle logistique, quelques mots pratiques. Les transports sur l’île sont étonnants. On croise des bus publics tout à fait classiques qui, contre toute attente, traversent l’île entière en plusieurs heures. Pas besoin de car régional, le bus urbain suffit. L’autostop a aussi été une vraie bonne surprise, facile, rapide, enrichissant (comme toujour, la personne qui vous prend à souvent plus besoin de vous que l’inverse). Je le recommande sans réserve. Côté prix, Okinawa est plutôt abordable. Surtout si l’on mange dans les konbini (les épiceries japonaises, pas l’émission d’ultra gauche). Certaines zones restent difficiles d’accès, peu desservies, peu développées, avec une offre d’hébergement quasi inexistante, ce qui est plutôt positif. Et puis, beaucoup de points de vue, de plages, de criques sont privatisés. C’est un phénomène que j’avais déjà observé ailleurs, au Costa Rica notamment, où la beauté naturelle se monnaye se se retrouve clôturée, contrôlée, exploitée.
Allez voir par vous même, ou n’y allez pas, ça m’importe peu.