Sur instagram, près de 20 millions de publications sont liées au seul mot-clic (je soutiens le Québec dans sa croisade pour éviter les anglicismes, ceci est donc la traduction française du « hashtag ») #traveladdict. Comprendre « accro au voyage », malheureusement le terme francophone est un peu moins attirant et nous renvoie aux connotations négatives du terme, comme un junky en errance.
Ce type de mots-clics m’hérissent le poil, presque autant qu’une lycéenne de Sucy-en-Brie qui se revendique #actrice après avoir fait 4 tik tok, ou que cette pseudo star de téléréalité vantant les mérites d’un anti rides, depuis un transat Dubaïote (ces dernières qui ont d’ailleurs presque toutes, le mot « travel » ou « voyage » dans leur phrase de présentation sur le réseau au polaroïd, aux côtés des traditionnels « lifestyle » et « mode » bien sûre, on oublie pas les classiques).
Dans tout ce marasme, il m’a semblé important de faire un point, et de distinguer la notion de voyage et celle de vacance, qui sont pour moi deux concepts antagonistes. A travers cette analyse, nous allons aussi évoquer brièvement le rôle de la sémantique et l’impact dévastateur de la novlangue.
Différence entre voyage et vacance (selon moi)
Le voyage représente quasiment un sacerdoce, tant il demande de l’implication personnelle, de la tolérance, de l’ouverture d’esprit, de l’abnégation et du courage pour se confronter à soi même et à ses peurs, afin d’opérer des métamorphoses internes qui élargissent, in fine, le champ des possibles.
Il s’agit donc de se dépasser, de se découvrir et d’essayer de domestiquer la versatilité de l’inconnu. Dans cette démarche, essayer le plus possible de ne pas utiliser l’argent comme sésame, est une condition sinequanone, tant il représente et symbolise au plus profond de nous-même le confort, le connu et la sécurité (au sens de la planification et donc de la réduction de l’imprévu).
Les vacances, jouent quant à elles un rôle beaucoup plus frivole, généralement axées sur un plaisir immédiat, avec le rôle de décompression et de relaxation qu’on leur connaît, rendu possible par le fait de rester dans la sphère du « connu » ou du « prévu ». C’est une échappatoire temporaire à un quotidien (tant professionnel que social) étouffant. Le « voyage » revêt donc ici un caractère plus narcissique, plus basique … On n’attend pas grand-chose de l’autre que la servitude à son propre plaisir. On recherche la corroboration. Tout est vu comme un biais pour atteindre le bien être.
Ici, pas de remise en question, pas d’efforts, pas de dépassement de soi, du moins, de manière continue (cette notion de continuité est importante pour moi, puisque c’est la seule manière de se confronter tant au positif qu’au négatif). La contrariété n’est pas admise, et ne doit pas exister. C’est d’ailleurs un lot commun que de penser les vacances comme l’absence de contrariétés … Et tout converge dans ce sens. Le choix de la destination est alors bien souvent réduit aux simples critères météorologiques combinés à des paysages jugés beaux.
Attention, ici, je ne me mets pas sur un piédestal, me considérant comme voyageur et jugeant du haut de mon mirador toutes les autres formes de voyage. Je suis conscient de ma chance, conscient d’avoir gagné à la loterie de la vie et aussi pleinement conscient que le fait d’avoir une case départ (en l’occurrence mon appartement à Amiens, ou même la maison familiale), me permet de me rattacher à un endroit et donc de délimiter mon voyage.
Je ne suis pas un voyageur de l’extrême. Je reste un touriste de ma propre vie, sans cesse à la recherche de ce qui me fera palpiter moi, dans une quête finalement égoïste, à la recherche avant tout, de moi-même. Mais à la différence des dispositions intentionnelles qui régissent un vacancier, cette « quête égoïste » ne concerne ni le confort matériel ni le plaisir individuel, mais bien la métamorphose de l’ego au prisme de sa rencontre avec l’inconnu.
Ainsi, le voyage se situe bien plus dans l’état d’esprit que dans la simple mobilité géographique. Non, on ne peut pas se prévaloir d’être un passionné de voyage, lorsque sa seule préoccupation est de s’extirper de son quotidien aliénant et de partir, dans le seul et unique but d’améliorer de manière temporaire son confort et son moral, à grand coup d’hôtels, de restaurants, de piscines, de mers turquoises et de soleil (et oui, on retrouve très peu de ces pseudos voyageurs dans les hautes latitudes …). Dans ces cas-là, vous êtes des passionnés de vacances, tout simplement. Changez moi le #traveladdict par un #holidayaddict et nous resterons bons amis.
Il est vrai que se dire passionné de vacances n’est pas très chevaleresque, ça fait même un peu nanti et cossard. Comparé au voyageur, qui lui, revêt des attributs bien plus nobles et louables. C’est bien là le problème, par l’utilisation de ce terme flatteur, on tente de maquiller la réalité, de se déculpabiliser et de se vendre. Cette utilisation de termes plus vendeurs que d’autres, à des fins fallacieuses, me dérange grandement.
L’usage et la plasticité du langage paraissent si naturels, si anodins, si inoffensifs … On pourrait finalement se dire qu’entre voyage et vacances, chacun est libre de mettre ce qu’il souhaite derrière ces concepts. Mais, non, en tout cas pas selon moi. Et c’est d’ailleurs à cause de cette considération que je me devais de clarifier la différence sémantico-syntaxique entre le voyage et les vacances. Je pense qu’il n’est pas normal, ni même légitime, de redéfinir à sa guise le sens des mots.
En logique, et ce depuis Kant en passant par Frege, chaque « intension » (concept) possède sa propre « extension » (sens). Et l’extension, donc ce « à quoi on fait référence » est fixe, invariable et immuable. Cette stabilité extensionnelle est la base du langage. Détruire cette fixité le condamnerait à devenir poreux, desubstantivé et à terme, cela entrainerait la destruction du monde qu’il caractérise. C’est pourquoi, mélanger deux concepts différents en personnalisant leur extension en fonction d’une mode sociétale douteuse, est pour moi un crime logico-linguistique.
Pensée et sémantique
Chaque mot a un sens précis, ce qui nous permet de nuancer nos propos, et de construire des raisonnements profonds, rigoureux et détaillés. Et pourtant, nous sommes face depuis ces dix dernières années à un déclin exponentiel du vocabulaire et des structures syntaxiques (anéantissement des connecteurs logiques, des conjonctions de coordinations…) dans la communication des français, spécifiquement chez les plus jeunes.
Le simple fait de posséder un niveau de français correct, devient l’apanage privilégié d’intellectuels bourgeois et conservateurs, alors qu’à l’inverse, utiliser voire même faire l’apologie de cette novlangue (coucou Konbini et leur série de vidéo « lexique de la street » par exemple) est un synonyme d’ouverture et de progressisme (toujours considéré comme fondamentalement bon).
L’école, vecteur privilégié de l’apprentissage du langage et de ses règles, rebat chaque année les cartes de son exigence en matière de vocabulaire, de grammaires et de conjugaison. Ce n’est plus aux enfants d’exercer leurs cerveaux à intégrer les règles de la langue, c’est la langue qui doit désormais simplifier ses règles pour être apprises.
Or simplifier la langue revient à simplifier les pensées, et à leur donner une direction toujours plus unilatérale. Cette simplification du langage nous mène de manière inéluctable vers une uniformisation et une convergence globale. Le vocabulaire se consume pour ne garder que le strict minimum aux nécessités triviales.
La pensée ne peut choisir qu’entre « bon » ou « méchant », « beau » ou « moche », « intelligent » ou « stupide ». Ces oppositions binaires, ne font que renforcer la dictature du « pour ou contre » et favorise un tribalisme facile et superficiel dans notre société (formation de communautés basées sur un triptyque culturel, idéologique et politique), alors même que ces pseudos communauté n’existent que pour ceux qui les mettent en avant et s’en servent à des fins fallacieuses. Par exemple, on a pu voir de nombreux reportages intitulés « qui sont les anti-masques ? », d’un fait anodin, on créer une communauté qui partagerait une idéologie, un positionnement politique et une culture commune. A partir de là, il devient très simple de créer un archétype et de lui faire revêtir ce que l’on souhaite.
Une fois que ce paysage peuplé d’archétypes est bien intégré, il devient très difficilement questionnable. Il y a donc le « bon » et le « mauvais », comme le traçage d’un chemin de pensé à emprunter. Cela permet d’avoir un avis tranché pré-fabriqué et prêt à l’emploi, sur des sujets vastes et variés, sans même en connaître les tenants et les aboutissants.
Orwell, Sapir-Whorf, Asch, Ebbinghaus …
J’entends donc le terme « novlangue » au sens Orwellien, c’est-à-dire « une simplification lexicale et syntaxique de la langue destinée à rendre impossible l’expression des idées potentiellement subversives ». Lui visait la critique de l’état et de la politique en générale, lorsque moi, je généralise ce terme de novlangue à la manipulation générale des individus, au sens large.
Pour moi, ça comprend donc tous les nouveaux termes, qui n’ont généralement pas de définition très précises, puisque leurs origines sont souvent mixtes, floues, voire même contestées. Cela englobe aussi les interprétations erronées et l’usage biaisé de termes existants, jusqu’à leur faire perdre leur sens originel.
Tout est lié et interdépendant, il me semble donc important de souligner que cette tendance à redéfinir les mots, voire même à en inventer de nouveaux, est une mouvance globale extrêmement néfaste au développement humain. Tous les nouveaux termes, sont généralement extrêmement simplistes. On remplace un groupe de mots, par un seul terme censé incarner tout à la fois. Par exemple, les mots « joyeux », « agréable », « distrayant », « plaisant », « jovial », « distractif », sont tous sacrifié au nom du simple « feel good ». Il n’y a pas de nuance, pas de degrés, pas de profondeur … C’est juste « feel good ».
Nous sommes complétement dans l’hypothèse de Sapir-Whorf, qui consiste à dire que sa vision du monde, dépend du ou des langages employés pour exprimer sa réalité et plus profondément, que la structure grammaticale et syntaxique du langage, détermine notre propre perception du monde. Jouer sur le langage, revient donc à jouer sur la forme même de la pensée. Détruire un langage existant, mène à la destruction du monde qui l’accompagne. Si on combine les travaux d’Edward Sapir et Benjamin Lee Whorf avec ceux de Solomon Asch, à l’origine de ce que l’on a appelé l’expérience d’Asch sur le conformisme … Le cocktail devient détonnant. Puisque en plus de démontrer le pouvoir du conformisme sur les décisions d’une personne au sein d’un groupe, Asch va plus loin, en démontrant l’importance des mots dans les questions qui sont présentées aux cobayes lors de son expérimentation, qui orientent les réponses et donc manipulent les sujets, pour aboutir à la formation d’une opinion biaisée.
Cette stratégie est largement utilisée par le gouvernement et les médias de masse, pour expliquer la situation que nous traversons actuellement et les mesures complétement déraisonnées qui l’accompagnent (qui, en fait, servent un autre but … mais c’est une autre histoire). Il s’agit d’utiliser ce que l’on appelle des biais cognitifs, qui échappe à toute logique ou rationalité, mais qui jouent sur les limites cognitives et/ou les émotions.
Je terminerai par évoquer l’importance de la courbe d’Ebbinghaus (ou courbe de l’oublie) dans les débats publiques et de se questionner sur les messages qui nous sont martelés et ceux qui nous sont savamment distillés de manière ponctuelle (quelques voix dissonantes par ci par là). Cela nous aide aussi à comprendre la durée de vie d’une information (et pourquoi on ne revient pas dessus, alors même que cette dernière ait été déclarée comme fausse).
Ce nouveau monde qui se dessine à travers la novlangue, est celui de l’opposition perpétuelle et donc de la division.
Utiliser les termes à bon escient ne relève pas du tout de l’anecdotique, il en va de notre survie. Cela reste mon avis, qui est sujet à débats et controverses. Il est sans doute incomplet et sera amené à changer … Comme tout, rien n’est immuable, il faut se donner la chance de pouvoir changer.
Je vous encourage à vous informer par vous même, rechercher l’information et tenter de l’analyser. Se questionner, toujours se questionner … Ne jamais croire aveuglément !