Carnet de Corée

Je suis venu en Corée du Sud sans l’avoir réellement choisi. Un matin, j’étais sur le point de prendre un billet pour le Salvador quand, au moment de cliquer, des pensées m’ont traversé. Je me suis dit que j’avais déjà beaucoup voyagé en Amérique centrale. Une envie, soudaine, insensée, m’a fait penser à l’Asie. J’ai vu la Corée du Sud, le Japon, la Chine… Et c’est la Corée du Sud qui l’a emporté. Sans raison particulière. Pas d’intérêt préalable pour ce pays, pas de fascination culturelle, pas même l’envie d’y aller. Mais l’envie, souvent, découle du confort, du familier, de ce que l’on connaît déjà et c’est précisément pour ça qu’elle n’est pas un guide fiable. J’avance autrement, et l’absurde me semble souvent être une bonne voie.

Ce voyage a commencé dans l’anxiété. Aucun plan, même pas pour la première nuit. Pas de point d’ancrage, pas de couchsurfing, pas d’échange travail-logement certain. Juste quelques contacts, mais aucune certitude. Bien sûr, aucun trajet planifié. En plus de ça, je suis parti à moitié malade, envahi de doutes, mesuré soudainement par tout ce que je quittais. Il fallait refaire confiance à l’univers, à la providence, à l’invisible, à l’indicible. Faire confiance, tout simplement, à soi-même et au monde. Ce qui est toujours challengeant, et profondément exigeant et donc source de peurs. Il faut l’accepter. 

J’y ai passé plusieurs semaines (avant de partir vers Okinawa, puis vers … je ne sais pas), dont deux dans un monastère bouddhiste axé sur la méditation, une expérience intérieure et extérieur, profonde, sur laquelle je reviendrai peut-être dans un autre article … 

Ce que vous lirez n’est ni vrai ni faux, ni objectif ni mensonger, ce sont des observations sensibles, parfois brutes, parfois nourries de recherches, toujours traversées par le prisme de ce que je suis, à savoir un voyageur, un touriste, un végétarien (ça aura son importance), un Français … Mais surtout un être attentif aux tensions invisibles, aux gestes, à la densité des atmosphères.

Ce texte ne prétend pas “décrire la Corée du Sud”. Il tente seulement de poser des questions, de faire ressentir, de mettre en lumière les paradoxes, les beautés, les silences et les angles morts d’une société qu’on dit conservatrice, mais qui m’est apparue bien plus capitaliste qu’on l’imagine, profondément individualiste, en proie à un mondialisme dévoyé, et pourtant traversée d’une forme de cohérence silencieuse, qui mérite qu’on s’y attarde.

Voici donc ce que j’ai vu, ce que j’ai vécu, ce que j’ai ressenti. À chacun d’en faire ce qu’il veut.

Le mythe de la sympathie nationale

Comme n’importe quel pays, la Corée du Sud n’échappe pas à cette formule aussi banale que vide : « Les gens sont gentils. » Les forums, les groupes d’expats, les touristes de passage, les backpackers enthousiastes … Tous y vont de leur petit verdict généralisant. « N’hésitez pas à parler aux Coréens, vous verrez, ils sont très sympathiques ! » Voilà. Le jugement est posé. C’est un peuple “gentil”.

Mais qu’est-ce que ça veut dire, au juste ? Qui est ce “ils” englobant, qui absorbe 50 millions d’individus ? 

Cette phrase, si elle semble anodine, témoigne selon moi d’une paresse intellectuelle ou peut-être simplement d’un élan d’enthousiasme sincère, d’un tempérament optimiste, joyeux, heureux de vivre, qui ne se questionne pas plus que de mesure, et qui est dans l’appréciation du moment. Ce n’est pas interdit, loin de là. Mais ce n’est pas la posture analytique que j’adopte. C’est un refus de penser ce qu’on vit vraiment, un raccourci qui rassure, qui simplifie aussi.

Je pense que ces individus diraient exactement la même chose des Italiens, des Chiliens, des Japonais, des Néo-Zélandais … Jusqu’à ce qu’ils se fassent voler un sac ou arnaquer par un loueur de voiture, et là, soudainement, “ils” deviennent froids, agressifs, ou “pas accueillants”. Parce que tout dépend de l’expérience qu’on a eue, et donc ce qu’on appelle “gentillesse” devient un simple miroir de notre satisfaction personnelle.

Dire qu’un peuple est “gentil”, c’est aussi une manière de désactiver toute pensée critique. D’éviter de parler de structure, de culture, de logique sociale, d’histoire. C’est un mot d’enfant posé sur une réalité d’adulte. Et ça rend tout inoffensif. On court nu dans les prés en chantant des comptines … Ce qui peut être un projet plaisant certes.

Mais je ne suis pas là pour dire que les gens sont gentils. Je ne suis pas là pour mettre des étoiles “Life Advisor” sur des peuples. Je suis là pour observer, ressentir, juger. 

Oui, juger. Ce mot qu’on voudrait effacer comme s’il était toxique et honteux. Nous ne sommes pas des végétaux. On peut juger sans condamner. On peut juger dans l’ouverture, dans la tolérance, dans la nuance. Et à tous ceux qui me balancent leur “moi je ne juge pas” comme une leçon de sagesse universelle, il y a deux possibilités, soit vous êtes ridicules, soit vous êtes franchement hautains.

Vous croyez quoi, que parce que vous avez dit “je ne juge pas”, vous avez atteint le Nirvana cognitif ? Que votre cerveau s’est soudainement éteint pour laisser place à une neutralité pure ? Sérieusement ? Il va falloir me démontrer l’absence d’activité cérébrale quand vous voyez quelque chose. Me prouver que vous ne comparez jamais rien à rien, que vous ne ressentez aucune dissonance, aucune préférence, aucun agacement. 

Bref, arrêtez de dire “ils sont gentils” ! Ou continuez, qui suis-je pour exiger un arrêt ?!

Vous avez dit poli ?

Avant de venir ici, j’avais toujours entendu dire que les Coréens étaient extrêmement polis, respectueux, disciplinés. C’est un poncif qui revient souvent, celui d’une société rigoureuse, bien élevée, où chacun agit avec mesure. C’est vrai, en partie. On ne crie pas dans les rues. On ne met pas de musique sans écouteurs dans les transports. Il n’y a pas de graffiti ou de détérioration en tout genre, pas de racailles, pas de tensions visibles, pas d’agressivité dans l’espace public. Et oui étonnamment il n’y a pas de “wallah jtencule” dans le bus, d’enceintes qui crachent la dernière “chanson” de Jul …

Ce que nous, Français, habitués à une forme permanente d’incivilité, considérons comme de la politesse extraordinaire, pourrait bien être juste … la normalité que nous avons perdue. 

Et c’est peut-être là le piège… Prendre pour de la vertu ce qui est simplement une société fonctionnelle, où les comportements déviants n’ont pas leur place, non par générosité d’âme, mais par construction sociale, et culture de l’effacement. Ce n’est pas de la gentillesse. Ce n’est pas de l’élan du cœur. C’est un cadre, une norme.

Il y a une véritable culture du service. Un soin du détail, une qualité d’accueil, une rigueur professionnelle presque surannée. Ce n’est pas de la gentillesse à l’occidentale, toute en sourires forcés et fausse jovialité, c’est de l’implication. Une volonté de bien faire. Comme si le service, ici, était une mission. Une responsabilité. On n’est pas dans le “faire plaisir” mais dans le “faire bien” ou du mieux possible en tout cas. Parce qu’ici, il n’y a pas le virus du relativisme, cette maladie qui justifie tout, nivelle tout, excuse tout, tu peux être une merde, on va trouver des vertus à ta merdicité, voire une forme de créativité.

Bref, ce soin-là, cette culture-là, on la retrouve aussi dans les gestes du quotidien. Il suffit d’esquisser une incertitude, un regard un peu paumé, une hésitation devant une borne ou une carte de métro… Et quelqu’un viendra. Pas toujours. Pas forcément. Mais souvent. Et c’est sans fioritures, sans calcul et avec une implication totale. C’est juste quelqu’un qui s’autorise à faire ce qu’il estime juste. Et j’ai trouvé là quelque chose de très beau. De très rare. 

Calme, respect et dignité

D’autant plus que c’est une société qui me semble fonctionner par distance, presque par effacement. Où chacun est dans sa bulle, son rôle, son monde. Cette distance me semble entretenue, contenue et pudique. Ici, personne ne semble vomir son mal-être sur les autres. Chacun semble respecter la sphère émotionnelle d’autrui. J’ai vu très peu d’énervements publics, très peu de cris, très peu de débordements. Là où, chez nous, on râle fort, on se plaint à voix haute, on culpabilise le chauffeur de bus pour un arrêt manqué, on cherche le regard approbateur des autres pour valider notre petit drame quotidien. 

Ici, chacun semble encaisser dans son coin. Je pense à cette scène à laquelle j’ai assisté à mon arrivée à Gangneum, une femme qui a couru pour attraper un bus déjà prêt à repartir. Elle a fait un petit geste, discret, puis elle s’est assise sans bruit, sans interpellation, sans plainte, sans geste grandiloquent. Pas de théâtre, pas de recherche de soutien. Juste une acceptation. Presque stoïque. Les émotions ne colonisent pas l’espace public. Et c’est peut-être ça, le calme et le respect coréen, à savoir ne pas faire payer aux autres ce qu’on endure. 

Alors oui, cette société peut sembler distante, froide parfois, repliée sur elle-même. Mais au moins, elle ne baigne pas dans le joug invisible de la violence et de l’agressivité qui pèse, chez nous, comme une épée de Damoclès. Il n’y a pas cette tension diffuse, cette crispation permanente, ces regards en biais, ces affrontements entre communautés, entre classes, entre identités. En tout cas, on ne le ressent pas. Personne ne se regarde en chien de faïence. Personne ne cherche la confrontation comme mode d’existence, avec la violence et l’opposition permanente comme moyen d’expression. 

C’est rendu possible par l’homogénéité culturelle du pays, qui dépasse la langue ou la tradition, et qui s’étend, forcément, par ricochet, à la religion. La Corée du Sud n’est pas laïque, parce qu’elle n’en a pas besoin, tout simplement. Il n’y a pas de revendication identitaire bruyante, pas d’étendard confessionnel dans la rue, ou en tout cas, ce n’est pas visible et je n’en ai jamais été témoin.

Point Islamophobie

Aussi bizarre que cela puisse paraître, la Corée du Sud est régulièrement accusée d’islamophobie. Pas parce qu’elle aurait colonisé un pays musulman (elle ne l’a jamais fait), ni parce qu’elle aurait une histoire conflictuelle avec l’islam (elle n’en a aucune), mais simplement parce qu’elle ne propose pas d’infrastructures adaptées aux préceptes coraniques. Pas de halal, pas de mosquées, pas de jours fériés religieux spécifiques. C’est un pays neutre, homogène, culturellement structuré, qui n’a jamais eu de lien avec l’islam. Et pourtant, le simple fait de ne pas s’adapter devient, pour certains, la preuve d’une hostilité.

Et c’est là que je m’interroge. Parce que ce schéma, je l’ai vu ailleurs. Très souvent. Accuser d’islamophobie devient un levier. Une stratégie. Un outil. Pour s’implanter. Pour faire plier. Pour imposer. Et plus grave encore, pour étouffer. Pour faire taire. Comme dans le scandale des “Grooming Gangs” en Angleterre, où des milliers de jeunes filles ont été abusées, violées, torturées, tuées pendant des années, sous le silence des institutions, de peur d’être accusées de racisme ou d’islamophobie. Voilà où peut mener la confusion entre tolérance et aveuglement idéologique. Quand la peur de nommer devient plus forte que la réalité des faits. Et ce silence, cette peur, finit même par se retourner contre une population musulmane qui n’a strictement rien à voir avec ces faits. C’est de la merde pour tout le monde, en fait. Pour les victimes, pour la vérité, pour la cohésion. Personne ne gagne. Et tout le monde finit par se méfier de tout le monde.

En étant en Corée du Sud, je me suis rendu compte que l’islamophobie reposait sur un mécanisme très clair et rôdé où la victimisation permet d’installer l’idée que la société d’accueil est moralement en faute. Et qu’il faut, pour réparer, modifier cette société, l’adapter, l’arranger. En réalité, ce n’est pas une demande de tolérance. C’est une demande d’aménagement global.

Et là, je pose une question simple, en vertu de quoi une société devrait-elle s’adapter à un mode de vie communautaire qu’elle n’a jamais accueilli, ni souhaité, ni appelé ? Pourquoi ne pas s’installer dans un pays déjà structuré par les préceptes que l’on souhaite suivre ? Pourquoi venir transformer un pays de l’extérieur, au lieu de vivre dans un pays qui correspond déjà à ses attentes ? Pourquoi cet impératif d’expansion quasi impériale ? “Je veux vivre ici, c’est mon souhait, donc adaptez-vous à moi pour que ce souhait soit réalisable, merci. Et si possible, faites-le avec le sourire. Sinon, ce sera noté comme de l’islamophobie. Voilà. Bonne journée”. 

Et au-delà, j’aimerais qu’on me donne un seul exemple de société où l’implantation progressive de l’islam a mené à une coexistence pacifiée et durable avec les autres confessions, sans crispation identitaire, sans revendication politique, sans tension sur le long terme. Un seul. Je suis preneur. Parlez-en aux moines avec qui j’ai vécu. Beaucoup étaient d’origine malaisienne. Ils avaient été expropriés, chassés, forcés de fuir leur pays. Et ils avaient trouvé refuge ici, en Corée du Sud, dans ce calme monastique, à l’abri, loin des tensions. C’est ce qu’ils m’ont raconté. Des récits d’implantation brutale, de pression religieuse, de terre confisquée, souvent dans le sang, au motif que le dieu n’était pas le bon. Ça ne représente pas une totalité, évidemment. Ce n’est pas un résumé du monde. Mais c’est des récits de vie poignants qu’on m’a narré. Et ce serait une forme de malhonnêteté de ne pas le dire. 

L’Indonésie est passée de zéro musulman à pays le plus musulman du monde en huit siècles. Huit siècles. Pas sans conséquences. L’islam, je le dis avec clarté, est une structure globale, une matrice culturelle, méta-politique, méta-sociale, méta-philosophique. Toute société qui s’y confronte doit, tôt ou tard, se reconfigurer. C’est juste factuel, ne pas l’accepter c’est de la réalitophobie.

Alors j’attends qu’on me cite aussi un seul pays musulman qui ne soit pas, par symétrie, christianophobe, bouddhistophobe, ou simplement imperméable à la pluralité confessionnelle. Juste pour qu’on équilibre les accusations. Merci.

Et qu’on ne se méprenne pas : ce n’est pas un jugement de valeur. Je ne hiérarchise pas les sociétés, je ne dis pas que certaines sont “meilleures” que d’autres. Ce n’est pas une comparaison morale, c’est une tentative de compréhension. Si vous me lisez, si vous suivez ce que je raconte, vous savez que je suis aussi critique que louangeur, aussi fasciné que désabusé, peu importe où je vais. Je suis allé en Malaisie sous la sharia, j’irai volontiers en Arabie Saoudite, à Oman, dans d’autres territoires majoritairement musulmans. Parce qu’aucun endroit n’est un tout cohérent. Il y a du bon, il y a du moins bon, partout. Ce que je tente ici, c’est simplement de toucher du doigt une forme d’objectivité historique et actuelle, pour essayer de décrypter les crispations, les blocages et les tensions (comme il faut toujours prendre des pincettes de la taille de la Tour Eiffel et marcher sur des oeufs de cailles …). 

Une honnêteté presque surprenante

Revenons-en aux observations plus terre à terre et prosaïques sur la société coréenne … A tout ce que j’ai déjà écrit, s’ajoute un autre aspect profondément positif, c’est que cette rigidité, cette distance apparente, c’est aussi le signe d’une certaine honnêteté. Il n’y a pas de surenchère commerciale, pas de tentative de vous vendre quoi que ce soit à tout prix. On ne vous considère pas comme un portefeuille ambulant. Et ça, dans le monde tel qu’il est aujourd’hui, c’est extraordinairement rare. Assez rare pour être souligné, vraiment !

Ici, on ne cherche pas à vous duper. Alors évidemment, il serait absurde de dire que tout le monde est honnête, ou que toute tentation commerciale est absente, mais cette structure rigide et cette distance, s’applique aussi à nous, étrangers. Elle protège d’une certaine manière. Mais, je ne peux m’empêcher de nuancer avec une autre dimension. Une forme d’admiration latente. Comme un complexe, une retenue mêlée de fascination, spécifiquement envers l’Occidental, et plus encore envers l’Européen. Surement le produit du soft power américain, de l’imaginaire mondialisé, des clichés persistants. Néanmoins on la retrouve un peu partout sur la planète.

Je pense à cette boulangerie omniprésente ici, “Paris Baguette”, qui synthétise à elle seule tout un fantasme de la France, Paris éternelle, le pain, l’élégance, les standards de qualité… Alors que l’enseigne n’a rien de Parisien, ni de baguette non plus, c’est le fruit d’une multinationale sans âme qui exploite juste le filon. Ils sont à 1000 lieux d’imaginer la réalité française actuelle et sa décadence civilisationnelle vertigineuse. Ici, on continue à projeter sur nous une forme de grandeur figée. On nous regarde, comme souvent, avec plus de respect qu’on ne s’en accorde à nous-mêmes. 

Conservateur, mais qu’est-ce que tu conserves ?

À l’heure où j’écris ces lignes, je suis à Daegu. Troisième ou quatrième plus grande du pays. C’est abominable ! Une horreur d’urbanisme, d’immeubles sans âme, de néons délirants, de façades criardes. C’est désespérément et objectivement laid. La ville semble s’être construite sans qu’aucune pensée ne la traverse, comme si tout avait été posé là au fil des années, au gré des impératifs commerciaux, sans plan, sans limite, sans vision. 

Et ce que je dis de Daegu, je pourrais le dire d’une grande partie de la Corée urbaine. On peut tout faire. Absolument tout. Il n’y a aucun contre-pouvoir visible, aucun garde-fou esthétique, écologique, ou humain. La ville est un mille-feuille de béton et de tubes lumineux. Un labyrinthe d’enseignes qui vomissent leur nom en lettres capitales, où l’œil ne trouve jamais de repos. On a l’impression que c’est une somme d’initiatives individuelles, qui donnent un résultat absolument infâme et contraire à toute idée d’harmonie. Pollution visuelle, pollution lumineuse, saturation permanente. 

Les GS25, les 7-Eleven, les Paris Baguette, les Lotteria, les chaînes de poulet frit, de burgers, de cafés Starbucksisés, tout est là. Quadrillage du territoire au millimètre. Occupation des sols. On peut même trouver des 7-Eleven à deux pas des temples, parfois littéralement dans l’enceinte d’un lieu spirituel. 

Et là, je m’interroge. À quoi bon se dire conservateur ? MAIS QU’EST-CE QU’ON CONSERVE ? QU’EST-CE QU’ON CONSERVE, bordel ?! L’homogénéité ethnique ? La langue ? Des valeurs fantômes ? Car le territoire, lui, est livré en pâture à l’aménagement sauvage, à la consommation sans âme, et donc à l’oubli planifié, presque une sorte d’obsolescence programmée. Parce que les jeunes générations sont de plus en plus déconnectées de leurs racines, happées par un magma numérique, uniforme, sans ancrage, sans mémoire.

Et tous ces boomers macronistes qui vont en Corée et en reviennent enchantés, les mêmes qui s’insurgent contre un McDonald’s à côté de leur clocher, où êtes-vous là ? Ceux qui s’émerveillent en disant « oh là là, ils sont gentils ! Et puis c’est beau », vous voyez ce paysage ? Vous le regardez ? Sérieusement, vous trouvez ça beau ? Vous appréciez ce quadrillage, cette saturation, cette négation de tout ancrage, de tout sens ? Pourquoi cette limite de jugement ? Pourquoi cette complaisance ? C’est le pire de ce que peut produire l’architecture humaine, et tout le monde fait semblant de ne pas le voir, au nom du voyage, de l’exotisme … Comme Helmut Fritz, ça m’énerve. 

Et puis il y a cette facette plus obscure encore, celle des motels douteux, des hôtels de passe en pagaille, des PC-bangs pour adultes, ces salles de jeux où l’on joue son maigre salaire en ligne dans une lumière artificielle blafarde. Tous les vices sont là. Mais comme dans certaines sociétés arabes du Golfe, ils s’assouvissent à l’abri des regards, dans l’ombre, sans qu’on en parle, sans que ça dépasse. 

Et alors, je me pose cette question, est-ce que la pudeur mène à la déviance ? Est-ce que le repli, le silence, la normalité affichée, ne sont pas les meilleurs terreaux pour les dérèglements invisibles ? Est-ce que c’est mieux, ou est-ce que c’est pire ? Je n’en sais rien. Parce que chez nous, on a l’autre extrême avec les plateaux télé où on raconte son vagin et ses seignements anals. 

On parle, on exhibe, on se libère. Et ça donne quoi ? Est-ce que ça va mieux pour autant ?
Et puis surtout, on somme quelque part les autres de le faire. On érige le témoignage comme un devoir. Parle de ta sexualité, de ton genre, de tes problèmes relationnels, de ton trauma d’attachement ou du pu qui s’échappe de ton sexe et tu deviendras un héros. Un étendard. Un porte-drapeau. Bravo, il a parlé de sa bisexualité ! Bravo, elle a inventé une nouvelle case pour classer les genres ! Bravo, iel a mis des mots sur son trouble dissociatif post-infantile trans-identitaire à spectre variable ! D’accord. Très bien. Mais est-ce plus vertueux ? Est-ce plus humain ? Est-ce plus vrai ? Est-ce plus réel ?

Je ne sais pas. Evidemment que je ne sais pas. Ce que je vois, c’est que même sans les cancers mondialistes que sont, à mes yeux, certaines formes de déconstruction, la théorie du genre, la performativité identitaire constante, même sans tout ça, les sociétés s’effondrent aussi. Elles s’effondrent sous le poids de la facilité, de l’accès, de la paresse. Tout ça nous mène à un autre point, qui est corrélé à celui-ci …

Manque de standards et nos amis les bêtes

Il y a une chose qui m’a interloqué ici, il n’y a aucune exigence éthique visible. Rien. Pas de discours sur la traçabilité alimentaire, pas de questionnement sur la qualité de la viande, sur son origine, sur le bien-être animal. C’est l’ultra-transformation qui règne. Glutamate, exhausteurs de goût, additifs, viandes industrielles reconstituées… Personne ne semble s’en soucier. Et surtout, personne ne semble même (se) poser la question.

La nourriture est là pour être mangée. Point. On ne lui demande pas de sens, de récit, de conscience. On ne veut pas savoir. La gastronomie est fière, populaire, omniprésente mais totalement aveugle.

Et le rapport à l’animal est encore plus cru. Poissons vivants entassés dans des aquariums, à l’entrée des restaurants. Crustacés posés sur la glace comme des objets, parfois encore remuants. À Ulsan, on mange la baleine. Oui, la baleine. Le dauphin ? Il est exhibé dans des piscines. Parce que oui, on peut encore enfermer un animal social, intelligent, grégaire, qui parcourt des milliers de kilomètres… dans un bassin en plastique, à deux heures de train de Séoul. Aucun débat, aucun malaise apparent. Lorsque j’ai discuté avec quelqu’un travaillant au sein de la structure, elle m’a répondu “Oh you know, its a fish”. Le dauphin serait donc un poisson …

C’est une société humano-centrée. La nature est un garde-manger. Une ressource. Une donnée économique. Pas un espace de respect, pas une entité à préserver. Un truc à exploiter.

On pourrait penser que ce n’est pas très différent d’ailleurs. Et ce n’est pas faux. Les animaux sont souvent les grands oubliés des sociétés humaines, surtout quand l’humain lui-même tangue, galère, survit. Ici, pas d’aides sociales, pas de filet. Il faut bosser. Il faut gagner sa vie. Il existe bien quelques aides sociales, oui. Mais elles sont minimales. Et surtout, elles sont socialement mal vues, un peu comme en Chine. Ici, il faut bosser. La société ne prévoit pas d’espace pour ceux qui décrochent. Elle n’a pas été conçue pour ça.

Alors évidemment, la condition animale ne fait pas partie des priorités. On pourrait même dire qu’elle est hors-champ.

Le bouddhisme, en apparence, semble valoriser le vivant… mais se réincarner en animal, est vu comme une punition, une forme d’enfer. Le catholicisme, lui, évoque peu l’animal, ou alors comme décor de la création. Rien dans tout ça ne donne à la bête une dignité réelle. Je dirai que ce n’est ni pire, ni mieux qu’ailleurs en Asie.

Un végétarien en Corée du Sud, le chemin de croix

De tous les pays que j’ai visités, la Corée du Sud est de loin le plus difficile pour un végétarien (je revois ces lignes en étant au Japon, et c’est pire aha …). Ce n’est pas juste une galère passagère, c’est une épreuve à part entière. Prenez votre flambeau … 

La barrière de la langue joue évidemment un rôle. Très peu d’anglais parlé. Mais au-delà du langage, c’est la place même de l’alimentation végétale dans la culture qui pose problème. La viande est partout. Le porc, le bœuf, le poulet, les poissons, les crustacés, les fruits de mer, absolument tout est animalisé. Et quand ce n’est pas directement dans l’assiette, c’est dans la sauce, dans la pâte, dans le bouillon, dans la garniture. Même les soupes “aux légumes” sont faites avec un fond de bœuf. C’est sans fin.

Dans les restaurants, les alternatives végétariennes sont quasi inexistantes. Dans les convenient stores (7-Eleven, GS25), on peut parfois bricoler un repas avec deux-trois trucs isolés. 

Et souvent, le végétarisme est mal compris. Parfois confondu avec le veganisme. Même en montrant une explication claire, en coréen, du type “je ne mange pas de viande, pas de poisson, pas de fruits de mer”, il m’est arrivé qu’on refuse de m’adapter un plat. Pas par mépris, pas par hostilité, mais par rigueur. Le plat est fait comme ça. Il ne change pas. Il est dans le menu. Point. Alors qu’il y aurait cent trucs en cuisine pour t’improviser un plat, pour te le vendre, pour gagner de l’argent. Mais l’esprit n’est vraiment pas là. L’idée même d’improviser, de t’arranger quelque chose, ça ne fait pas partie du logiciel.

Et c’est là que le malaise se retourne en respect, encore une fois, il n’y a pas de surenchère commerciale. Pas de volonté d’arnaquer, de me vendre un plat customisé avec un prix gonflé. On ne cherche pas à me satisfaire à tout prix. On me dit non, simplement. Et c’est tout. C’est ça, ou rien. Et ce “rien”, bizarrement, a plus de valeur que beaucoup de faux “oui”. Magnifique ! J’ai vraiment apprécié.

La Corée du Sud, comme toute société, oscille entre ombre et lumière. Ce n’est ni un modèle, ni un cauchemar, c’est un monde, complexe, parfois dur, parfois sublime. Si mon regard semble pencher vers le négatif, c’est peut-être par réaction à ce trop-plein d’enthousiasme naïf qu’on plaque souvent sur l’ailleurs. Je ne suis pas là pour rêver, mais pour observer. Comparer. Nommer. Et tenter, à travers cette subjectivité brute, d’approcher un peu de ce qui semble être. Merci de m’avoir lu !