Retour d’expérience, vivre aux côtés de moines Bouddhiste
Comme vous avez pu le lire dans mon article “Carnet de Corée”, je n’avais (comme d’habitude) strictement rien planifié. Alors comment ai-je atterri dans un centre de méditation bouddhiste, perché quelque part dans une région vallonnée au centre du pays ? Je vais tenter de vous narrer cette expérience de vie au sein d’une communauté de moines bouddhistes. Une parenthèse vécue en silence, en observation, en transformation et en travail. Comme souvent, c’est l’absence de plan qui m’a mené là où je devais être.
Non, pardon. Pas “là où je devais être”. Parce qu’en réalité, ça ne veut rien dire, ça n’a pas de sens. Je n’étais pas attendu ici. J’aurais pu être ailleurs. Ailleurs et bien. Ailleurs et transformé aussi. La métamorphose n’est pas exclusive à un lieu. Rien ne “doit être”. Il n’y a que des trajectoires. Des bifurcations. Des détours flous, des routes en pointillés qui finissent, parfois, par dessiner une ligne. Force est de constater (je ne sais jamais si c’est “forcé de” ou “force est de”, vous êtes comme moi ?) que cette ligne-là m’a mené ici.
Alors oui, peut-être que le “bon endroit au bon moment”, ça existe vaguement … Mais à posteriori. Comme un ressenti qu’on brode sur l’intuition d’avoir bien fait, quand on y repense en se disant, “tiens, ça m’a apporté, ça m’a déplacé de moi-même et enrichi.” Et en ce sens, oui. Peut-être que c’était UN bon endroit.
Mais dire “là où je devais être”, c’est joli. C’est instagram friendly pour utiliser un anglicisme de fils de bip. Mais c’est vide. Désolé les z’amigos.
Bref, j’avais envoyé quelques messages avant mon départ, via Workaway, la plateforme d’échange travail-logement que j’utilise depuis des années. Contrairement au woofing, souvent limité à la sphère agricole, Workaway permet des expériences beaucoup plus diversifiées (auberges, refuges animaliers, écoles, familles, centres spirituels …). J’ai été meneur de jeu d’alcool en Thaïlande (oui j’avais été pris pour ça, c’était mon rôle, être mort et faire consommer un maximum, désormais je ne bois plus), prof au Vietnam et au Cambodge, “ouvrier” en éco-construction à Chypre, palefrenier au Pérou (pas vraiment mais j’aime bien le terme et puis j’ai travaillé avec des chevaux, mais que fait un palefrenier ?), jardinier en Lituanie, hôte d’accueil en Uruguay, à Seattle, à Guadalajara, volontaire en Alaska, en Malaisie… Une (mini) série de vies dans la vie, dira-t-on avec poésie.
Recherchant un lieu en Corée j’étais tombé sur ce centre bouddhiste. Leur calendrier était complet. Mais je voulais vraiment y aller. Alors j’ai envoyé un message quand même. Long, personnel, honnête, dans le sens où j’y exposais tous mes troubles, mes questionnements du moment et surtout que je n’avais aucune attirance particulière pour le bouddhisme et que je n’y connaissais rien, mais que j’étais enclin à découvrir. Sur le mode « qui ne tente rien n’a rien ». Et visiblement, ils ont apprécié. Le premier retour fut, “Nous ne pouvons plus accueillir, désolé, plus de place. MAIS …”. Et ce “mais” est devenu une invitation (sans doute le fruit d’un désistement ou de forces supérieures qui nous régissent).
Évidemment, aucun argent n’est échangé. Et c’est essentiel. C’est même un point fondamental. Car, au risque de me répéter, l’absence d’argent transforme radicalement le lien. Non seulement entre moi et les autres, mais aussi entre moi et moi. Ça m’oblige à être impliqué, à m’adapter et à être LA. Totalement. Il n’y a pas cette soupape mentale liée au paiement. Celle qui t’autorise à prendre congé plus facilement. Celle qui crée un semblant d’exigence autocentrée, qui légitime le “je veux”. Parce que l’argent génère ça, non ? Le vouloir. L’attente (il faut que la réalité soit à peu près conforme au produit ou service acheté). La logique de retour. Il faut aussi que l’argent réduise l’inconfort de l’incertitude (ça sert principalement à ça). C’est implicite.
Après, peut-être que personne ne le ressent et ne le vit comme ça. C’est aussi possible. Peut-être que c’est parce que je ne dois pas affronter tous les jours la torture et l’enfer d’un travail “classique”, où son être est anéanti, sacrifié sur l’autel de la hiérarchie, de l’intérêt feint et soumis au bon vouloir de petits chefs despotiques, eux aussi anéanti par le système … C’est possible aussi.
Bref, dans ces cas-là je ne mérite rien. Je dois prendre. M’adapter. Composer. Récupérer ce que je peux. Et ça change tout. C’est une forme de confrontation. Une confrontation avec l’inconfort (et pas matériel), avec l’imprévu, avec les autres, avec soi. Pour moi, l’absence d’argent te place dans un rapport plus brut à la réalité. A un endroit où c’est à toi de te fabriquer tes rétributions.
Le travail n’y était pas forcément plaisant, mais il était structurant. Le travail reste le travail et peu importe où tu es, ça peut être très chiant, soyons honnête et prosaïque. Tu dois composer avec les éléments extérieurs, ne pas les subir. Et si tu les subis (ce qui arrive souvent) alors au moins qu’ils servent à quelque chose. Qu’ils t’élèvent, qu’ils te froissent … Mais même les feuilles froissées font parfois de très bons avions en papier. Qu’est-ce que c’est beau. Donnez moi le prix Goncourt putain ! Ah non, attendez. Aya Nakamura vient de sortir son autobiographie “Sur ma vie, c’est ma vie wesh”. Je m’incline. Évidemment. Courez lire la vie de ce phare culturel.
Bref, je le vois comme une école de résilience. Parce que la résilience ne se décrète pas. Elle s’arrache. Et dans cette posture-là, il y a quelque chose qui rayonne. Un halo qui touche les autres. Je ne sais pas si c’est la loi de l’attraction ou juste une bonne vieille synchronicité. Mais souvent, dans ces contextes-là, les gens que tu rencontres sont sur un chemin voisin du tient. Soit l’univers les met là, soit tu es, toi, dans une posture plus réceptive. Car tout le monde a quelque chose à t’apporter, mais encore faut-il être disposé à le recevoir.
Et là, on pourrait me dire, mais pour qui tu te prends ? Est-ce que ce ne sont pas des caprices d’occidental en mal de transcendance, qui, n’ayant rien à affronter, va chercher à s’inventer des épreuves ? Est-ce même de la souffrance, tout ça ? Est-ce que je sais, moi, ce qu’est la vraie souffrance ? Va travailler chez Grand Frais ou à la BNP et ferme la !
Peut-être mais pour moi, au prisme de mes propres troubles (TSA, TOP, hypersensibilité …) s’en est. Ce n’est peut-être pas une souffrance absolue, mais c’est une mise en danger. Une confrontation. Une sortie du connu. Et chaque sortie du connu génère de l’inconfort. Et chaque inconfort, s’il est traversé, devient source d’une forme de rédemption. Quand l’inconnu devient familier, tu gagnes une parcelle de territoire dans ton propre monde.
Je ne souffre pas comme un ouvrier qui trime ou comme quelqu’un qui se bat pour survivre. Je ne compare pas. Je ne hiérarchise pas. Je dis juste que chacun doit relever ses propres défis. Pour moi, c’est là que naît la satisfaction (pas le bonheur, j’ai arrêté cette connerie). Et pour ça, il faut se fixer des objectifs qui sont difficiles à son propre niveau, à son échelle. Un grand influenceur, certains l’appellent « le Kipseur » d’autres « Mister Hanus », m’a dit un jour vers Friville Escarbotin, “sur dix fois, compare-toi neuf fois à celui que tu étais hier, et une seule fois aux autres” (avec un ton que je qualifierai de Tibétain). Alors voilà. J’essaie juste de raconter ce que j’ai vécu. Ce que j’ai ressenti. Ce que j’ai traversé. Ni plus, ni moins. Avec pour objectif de, peut-être, inspirer quelqu’un (en plus de me mettre en avant afin d’atteindre “l’autonomie financière” et ce qu’on appelle dans le milieu, “le milli”).
Quand il n’y a pas d’argent, il y a moins de rôle à jouer aussi (même si le voyage induit une perte du statut social par nature, tous lié par le déracinement et la vulnérabilité partagée). Il y a moins de masque social lié à ta fonction, moins la possibilité de se cacher et de feindre. Tu n’es pas là parce qu’on te paie, entouré d’individus réunis par la force de Indeed, parce que vous avez répondu à la même annonce (même si on pourrait y voir une forme de destin aussi ici).
Je ne suis pas là pour faire l’éloge de la pauvreté ou prêcher contre le capitalisme, surtout pas, vraiment pas. J’ai besoin d’argent, j’aime l’argent, j’adore ça, donnez m’en d’ailleurs, je vais vous mettre un lien où vous pourrez donner à une association qui oeuvre pour mon bien être 🙂 “hello, je peux te déranger ? T’aimes les pandas ? Sache qu’ils meurent …”, je rigole mais j’ai brièvement été recruteur de donateur pour médecin du monde sur Paris et proche banlieue (divulgâcheur, c’était abominable).
Mais attention, il ne s’agit pas d’idéaliser bêtement l’absence d’argent. Tout est contextuel et à évaluer au cas par cas. Ce serait une autre naïveté. Et puis acheter du confort, de la tranquillité, c’est cool ! Quel luxe ! Auquel je m’adonne plus que de mesure ne nous vous méprenez pas.
En plus payer n’est pas toujours synonyme de confort ou de facilité. Payer pour gravir une montagne, par exemple, ne vous garantit pas son ascension. Vous payez surtout pour ne pas mourir, ce qui, entre nous, est plutôt sain. Ce n’est pas l’oseille qui affronte l’altitude, les crampes, ou la peur. Le grisbi n’annule pas l’effort.
Tout dépend du rapport qu’on entretient avec ce qu’on vit.
Trêve d’analyses bancales, me voilà dans une communauté bouddhiste theravada en Corée du Sud, retiré du monde, immergé entre des travaux agricoles et la pratique du Vipassana, une méditation radicale, rigoureuse, sans fioriture.
Le bouddhisme s’appuie sur “les quatre nobles vérités”, comme socle de compréhension de la souffrance et des moyens de s’en libérer. Parce que oui, pour eux, tout n’est que souffrance, on est loin de l’image du bouddhiste invité sur France télévision ou ailleurs, dans des émissions, qu’on pourrait dire « de merde » comme « C à vous » ou « quotidien » par exemple (oui j’ai mes cibles récurrentes).
Alors, j’aimerais résumer mon expérience au sein du temple à travers quatre piliers. Des angles de perception, qui m’ont traversé autant que je les ai traversés. Voici donc mes quatre piliers de cette expérience :
Discipline
Le mot claque, évoque la rigueur militaire et la soumission. Mais elle n’avait rien d’autoritaire ni d’agressive. Elle était douce. Ici, tout est rythme. Ça commence à 4h30 (du matin oui). 108 Prosternations (que je ne faisais pas car je ne m’agenouille pas devant un Dieu que je ne vénère pas). Méditation. Repas en silence. Travail manuel. Méditation. Repos. Et recommencer.
Mais cette rigueur est un tuteur pour ne pas se laisser happer par ses pulsions internes. Les moines le disent clairement, « nos envies ne sont pas un guide. ». Et pour s’en détacher, ils s’appuient sur un quotidien extrêmement rythmé, presque mécanique. Un cadre répétitif, parfois austère, parfois rébarbatif, mais qui a pour fonction précise de les éloigner de leurs désirs immédiats. Cette constance, ils la considèrent comme une voie vertueuse.
Alors bien sûr, des impondérables subsistent toujours, comme partout. Mais l’ossature reste. La structure des journées ne change pas.
On essaie d’avancer, nous aussi, en étant moins attentif à nos envies et pulsions. Parce qu’elles nous dispersent. Parce qu’elles sont les premières marches vers le vide. Et les nouvelles idéologies, qui placent l’individu au centre de tout, l’ont bien compris. Elles s’en servent pour le flatter, pour le divertir, pour lui faire croire qu’il est le projet principal de sa propre existence. Qu’il peut s’auto-déterminer, s’émanciper de lui-même, s’ériger en absolu. Ce n’est pas nouveau, mais c’est efficace car ça le détourne de tout ce qui est plus vaste que lui. De tout ce qui l’excède. De tout ce qui, justement, mériterait attention. L’identité quelle qu’elle soit est un leurre.
Alors quand j’ai pris connaissance de cette philosophie (je ne rentrerai pas dans le débat pour savoir si le bouddhisme est une philosophie ou une religion, disons que c’est les deux), qui dit que nous ne sommes rien, que tout est souffrance, que notre esprit et notre corps ne nous appartiennent même pas, j’ai été percuté. Profondément. Parce que j’y étais déjà sensible (je ne savais pas que le bouddhisme en avait fait une base). Parce qu’elle nous soulage aussi. Elle dégonfle l’ego. Comme si elle nous allegeait du fardeau de se croire quelque chose.
Pour eux nos pensées ne nous définissent pas. Et parce que, fondamentalement, nous ne sommes pas, alors peut-être que seule la méditation, le souffle, l’instant, peuvent devenir un point d’ancrage. Une tentative fragile de présence à nous même.
Dans cette optique, les règles ne sont pas là pour restreindre, mais pour aligner. J’ai compris qu’elles n’étaient pas là pour soumettre, mais pour maintenir. Contrairement à beaucoup d’organisations où les règles servent à cadrer les écarts, ici, elles sont posées pour vous. Pas contre vous. Et je dis ça en connaissance de cause. Et c’est moi qui dit ça, le malade mental renvoyé des écoles à la pelle (plus de 10 renvois temporaires, 3 définitifs), nourri aux conseils de discipline, aux heures de colle, aux sanctions disciplinaires à répétition. J’ai toujours vu la transgression comme une émancipation, un souffle de vie, et la soumission comme une lente agonie vers la mort.
Mais là, tout s’est inversé. Parce que rien n’était imposé. Tout reposait sur un accord, parfois tacite, parfois clair, mais toujours libre. Et cette liberté, encadrée par la bienveillance, par l’écoute, par une forme d’auto-régulation aussi, te pousse presque à donner plus. À t’investir plus. Pas parce qu’on t’y oblige. Mais parce qu’on t’y invite. Parce qu’on te respecte.
Alors oui, ce genre de système peut sembler utopique. Et il y aura toujours des brebis galeuses pour en profiter, bien sûr. Je ne pense pas qu’il soit généralisable. Mais pour ceux qui cherchent à s’aligner, à s’impliquer, à se dépasser, c’est une force redoutable. Presque un management invisible, mais terriblement efficace. Parce que tu ne veux pas trahir la confiance. Parce que tu veux mériter ta place.
En fait, ce sont des chevaliers, en guerre pacifique contre eux-même. A leur manière, ils appliquent le « tu maintiendras » de la chevalerie. Comme le chevalier Bayard, c’est “sans peur et sans reproche”.
Don de soi
En voyage, j’ai une règle simple, je suis un Yes Man. Comme dans le film avec Jim Carrey. Tout ce qu’on me propose (bon, dans certaines limites évidentes hein), je dis oui. C’est pour moi la seule vraie manière d’habiter l’expérience. Dire oui, c’est s’impliquer. Et l’implication, c’est la clef. La clef du don de soi, vis-à-vis des autres et de soi-même.
Dans ce centre, comme ailleurs, j’ai essayé d’être à 100 %. Dans le travail. Dans la méditation. Dans les échanges. Et c’est ça qui crée des relations profondes. Parce que ce genre de voyage, ce n’est pas reposant. Ça demande énormémennnnnnnnnt de l’énergie mentale, sociale, émotionnelle. Il faut faire des choses qui vont parfois contre toi, contre ton envie, contre ta nature. Et pourtant, tu avances. Tu avances parce que tu sais que c’est là que ça se joue.
J’ai toujours dit et repété que ce type de voyage n’était pas une sinécure mais une mise à l’épreuve. Comme mon club de cœur, le Havre Athletic Club, on avance contre vents et marées.
Acceptation
Il n’y avait rien à conquérir. Rien à négocier. Il y avait juste à recevoir. À accueillir.
Et c’est là que l’expérience se déplie autrement. Car accepter, ce n’est pas seulement endurer l’inconfort ou plier sous l’épreuve. C’est aussi apprendre à dire oui à l’accueil. Au soutien. À l’aide inconditionnelle.
Dans ce centre, toute demande, même la plus anodine (un vêtement supplémentaire, une serviette, une précision sur une tâche) trouvait réponse. Non seulement une réponse, mais un merci. Un merci pour avoir exprimé ton besoin. Comme si le fait d’oser formuler une attente était déjà un geste d’humilité qu’il fallait honorer. Ca fait bizarre.
Accepter d’être accueilli est toujours le plus difficile. Accepter la bonté sans soupçon. Accepter que quelqu’un veuille simplement que vous soyez bien, sans arrière-pensée, sans dette.
Alors l’acceptation devient totale. Celle de vos limites. De votre vulnérabilité. De votre valeur aussi.
C’est peut-être ça, au fond, le cœur du bouddhisme : ne pas chercher à tout maîtriser, ni à tout mériter, juste essayer d’être là, pleinement, et accueillir ce qui vient, qu’il soit rude ou doux.
Bienveillance
Ici, les mots sont rares. Mais les regards sont pleins. On te propose de faire pour toi et donc pour l’autre. La bienveillance n’est pas un slogan, ni une posture mielleuse d’individus déconnectés et nihilistes.
La douceur des moines et des autres personnes présentes finit par rejaillir sur toi.
Tu te mets à vouloir faire de même. A vouloir toucher du doigt cette forme de paix intérieure qui paraît si tranquille. Ça t’oblige à te revoir. À revoir tes postures, tes réactions, tes automatismes de défense. Tu observes mieux. Tu entends mieux. Tu pardonnes plus. Parce que ce que tu reçois te rend un peu plus capable de comprendre. Comprendre aussi que l’autre n’est pas toi et ne le sera jamais. Alors à quoi bon.
Parfois, j’ai pensé à cette phrase chrétienne : « Pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font. ». Alors voilà. Je pardonne à ceux qui me perçoivent mal. Je pardonne aux gauchistes d’être des gauchistes.
Plus sérieusement, on touche ici à une forme de sagesse. Pas une morale. Pas une idéologie. Juste une manière d’habiter le monde et soi-même.
Conclusion (provisoire, comme tout)
Je ne vais pas vous expliquer le bouddhisme. Je n’en ai ni la prétention ni l’outrecuidance. Je n’ai fait qu’entrevoir, entrapercevoir une infime partie de la chose …
J’ai découvert la notion de samsara, ce cycle infernal de renaissances où l’on se traîne d’existence en existence. Car oui, pour eux la peine maximale commence par revenir ici bas. J’ai redécouvert le très connu karma, si souvent galvaudé chez nous, un peu comme le mot “épicurien”, que beaucoup utilisent pour justifier un comportement quasi porcin, alors qu’Épicure, lui, prônait une modération presque extrême… En France, on dit “karma” comme on dit “c’est bien fait pour toi”. Une sorte de justice poétique de comptoir, pour ceux qui veulent un peu sortir du lot et évoquer quelque chose d’éxotique qui scintille dans l’obscurité des formules toute faites. Mais là-bas, le karma, c’est autre chose. C’est ce qui oriente ton existence. C’est une dynamique. Quelque chose de ténu, là à tous les instants, comme une “tâche de fond” sur ton vieux windows.
J’ai aussi compris à quel point le dhamma (l’enseignement) repose vraiment sur l’idée que la souffrance est première. La naissance elle-même est souffrance. Et à partir de là, tout découle. On ne cherche pas à être heureux. On ne cherche pas à se “réaliser”. On cherche à se détacher, à se libérer. Et le but ultime, ce n’est pas la joie, c’est la neutralité. Une forme de rien absolue, d’extinction du désir. Plus de bien, plus de mal, plus de haut, plus de bas. Juste plus rien. Une paix non spectaculaire. Un silence continu. C’est tout un monde philosophique à l’opposé de nos quêtes occidentales post moderne, où l’on fait de la jouissance presque un devoir. Et c’est là que grâce à mon ami, le chanteur philosophe Max Day, j’ai pensé à Schopenhauer, qui semble avoir bu à la même source. Je ne suis pas spécialiste, mais les résonances étaient là.
Avant ça, j’avais l’image naïve d’un bouddhisme souriant, apaisé, presque simpliste. Mais non. C’est rude. C’est radical et extrême. C’est exigeant. Et surtout, c’est pacifique.
On nous l’a répété, la non-violence est une ligne inviolable. Même face à la mort. Même face à l’agression. Il faut parfois, nous disait-on, se laisser tuer.
Et quand on entend ça, on ne peut que se demander, comment peut-on persécuter des individus qui choisissent de vivre dans le silence, dans l’abstinence, dans le retrait, dans la méditation ? Et pourtant, certaines moines du centre ont dû fuir leur pays. Notamment la Malaisie, où elles avaient été menacées, rejetées, expropriées parce qu’elles ne vénéraient pas le “bon” Dieu.
Chaque soir, avant la méditation, on avait ce moment spécial. Un temps d’échange, offert comme un privilège. Une heure, parfois 1h30, dans une petite pièce, à poser toutes les questions qu’on n’avait jamais osé formuler ailleurs. Et elles répondaient. Sur tout. Sur le karma, sur la souffrance, sur le non-attachement, sur la réincarnation, sur la vacuité, sur l’absence de soi, sur le choix de renoncer au monde, parfois sur leur propre vie. C’était simple et facile. Beaucoup paieraient cher pour vivre ce type d’échange. Nous, on le vivait là, gratuitement, les yeux dans les yeux.
Et puis il y avait tout le reste. Le quotidien partagé, les gestes appris, les silences chargés, les repas pris en groupe, les prières pendant les repas … tout ce tissu invisible qui donnait au lieu son poids, son âme. L’atmosphère y avait quelque chose de dense. Il y avait des ondes, une aura.
Et puis, bien sûr, il y avait les autres volontaires. Chacun portait sa raison d’être là, ses troubles, son espoir, sa quête. On s’est croisés à un moment de nos vies où quelque chose devait se taire pour laisser émerger autre chose.
En conclusion de cette conclusion, je crois que je suis satisfait. Satisfait de moi, avant tout. Oui, ça peut paraître fou, con même, mais au premier plan, j’ai réussi. Réussi à aller au bout, à m’impliquer, à ne pas fuir. Et peut-être que cette satisfaction vient aussi de la marginalité de l’expérience, parce que c’est une aventure que peu vivront. Parce qu’elle me place sur une ligne légèrement à côté du monde. Dans un ailleurs que beaucoup fantasment mais ne cherchent pas réellement à vivre.
Peut-être que beaucoup se complaisent dans ce qu’ils connaissent ou dans ce qu’ils veulent voir, le monde agissant alors comme simple variable de confirmation. Je ne sais pas. Je ne sais rien. Mais je vis pour essayer d’étendre ce rien. Pour lui donner du corps. Pour être encore plus persuadé qu’il n’y a rien à atteindre, rien à devenir. Car s’il y a autant de diversité, de visions du monde, de trajectoires humaines… alors ça veut dire que rien n’est fixe. Rien n’est vrai. Et donc, tout peut l’être. Dans une certaine mesure.
Car oui, nous ne sommes pas plus grands que le temps, que l’histoire et que ces traditions qui nous traversent et dont nous héritons. Ne vous croyez pas au-dessus de tout ce qui vous a précédé. C’est presque de l’arrogance. Une forme moderne d’aveuglement.
C’est vrai pour ces moines. Mais c’est vrai aussi pour d’autres peuples, d’autres terres, d’autres enracinements. Une France païenne. Une France catholique. Une France multiple, de la Savoie à la Picardie, en passant par la Vendée. Des cultures, des croyances, des rites, non pas figés, mais vivants, parce que portés, maintenus et transmis. Chaque tradition est une tentative de nouer un lien entre l’éphémère et l’éternité. De garder un cap.
Vous êtes le maillon d’une chaîne. Et certains, comme ces moines, en sont les gardiens. J’ai pu vivre ça, m’en nourrir, m’y frotter, parce qu’ils maintiennent. Parce qu’ils continuent. Parce qu’ils n’ont pas lâché le fil.
Et si demain il n’y a plus d’histoire, plus de frontières, plus de cultures… alors tout s’efface. Tout s’aplatit. Tout devient interchangeable. Un monde globalisé, sans mémoire ni âme, condamné à voyager de Starbucks en Starbucks, à croire qu’on est libre alors qu’on ne fait que consommer des déclinaisons du même. Des nuances de conformisme !
C’est ça que vous voulez ? Vous, les “no border”, les progressistes ? Être ceux qui détruisent la diversité du monde au nom d’une idée abstraite de l’égalité ? Votre diversité n’a pas d’âme. Elle n’a pas d’histoire. Elle ne repose sur rien d’autre que l’individu qui se croit être. Qui se croit exister, au-dessus de tout, parce qu’on vous a donné le droit de croire en cette possibilité.
C’est mon illusion. Celle que j’ai choisie. Celle où l’on appartient à quelque chose de plus grand que soi. Choisissez la vôtre. Mais sachez au moins que vous choisissez.